Nous sommes en Bretagne, à Bubry, en 1857. La saint Michel vient de passer, la fête a battu son plein ! Les récoltes ont été bonnes, les villageois sont heureux car ils savent qu’ils passeront l’hiver sans difficulté. Le ciel leur a offert cette année des saisons clémentes et fécondantes…les rires légers, graves ou cristallins flottent dans l’air encore chaud de cette arrière-saison.
Madeleine aura 17 ans dans deux mois. Elle a changé depuis quelques temps. Son visage enfantin s’est affiné, elle a grandi, poussé comme les blés. Le côté angélique qui émane de sa personne, renforcé par la blondeur de sa chevelure, contraste avec son regard sérieux et grave. Depuis toujours, elle a le don de voir à travers les personnes. Elle devine la moindre de leur pensée, de leurs émotions. Elle reconnait les gens creux, vides, des autres, ceux qui ont une âme profonde et belle. Parfois, les gens sont gênés de ce qu’elle les fixe si longtemps. Depuis qu’elle est toute petite, sa mère lui a répété cent fois d’arrêter cela…tout comme de parler aux arbres, aux animaux, au vent.
Ce jour-là, elle marche sur le chemin herbeux vers l’église. Ses sabots neufs, taillés par son oncle dans un saule pourtant tendre, lui font mal aux pieds malgré la paille qu’elle y a glissée. Son cœur bat à tout rompre, elle a presque la nausée. Elle a demandé au prêtre Pierre de se confesser pour se libérer enfin de ces tourments indicibles, des images de péchés qui ne la quittent plus depuis de long mois, troublant son âme pure. C’est devenu invivable. Mais le pire, c’est qu’au plus profond de son cœur et de son corps, ce n’est pas le pardon de Dieu et l’absolution qu’elle espère, mais la réalisation de ses visions pourtant sataniques.
Chaque pas la mène au pire, elle le sait, mais ses jambes y vont d’un pas sûr.
Lorsqu’elle sort du confessionnal, Pierre attend d’entendre la lourde porte de bois se refermer pour s’effondrer en larmes, la tête dans les mains. Il sanglote comme un enfant, sachant que la vie vient de basculer, que le futur vient de changer et qu’il ne pourra rien faire pour le contrer.
Il est éperdument amoureux de cette jeune fille, qui vient de lui avouer d’une voix douce la réciprocité de cette folie. Heureusement, la paroi lui a épargné la vue de son regard. Il se bat contre son élan vers elle, combat contre le Diable et sa tentation depuis des mois. Comment de pareilles idées peuvent-elles s’insinuer jusque dans la moindre des parcelles de son être ? Elle est si jeune ! Il a l’impression de perdre la tête, les nuits sans sommeil s’enchaînent…que faire ? Il doit résister, il n’y a aucun choix possible, ne serait-ce que pour protéger cette chère petite, prunelle de ses yeux.
Alors, il prie, il prie, jour et nuit.
Cinq mois plus tard, Madeleine est assise sur les pierres glissantes du lavoir. Ses larmes, amères, rejoignent l’eau de la source. Personne ne bat son linge aujourd’hui, il pleut comme vache qui pisse. Personne ne viendra troubler son désespoir. Elle ne sait plus qui elle est, elle voudrait mourir. Elle sent dans son dos les blessures de la rossée que lui a flanquée sa mère. Ses frêles membres sont couverts d’hématomes aussi larges que son poing.
Elle entend encore les cris de sa mère, qui ne l’a jamais aimée et qui la déteste ouvertement depuis que sa beauté a fleuri. « Sale traînée ! Sale sorcière ! Tu vas traîner ta famille dans la honte, quelle vilénie, va-t’en et ne reviens plus jamais ! »
Jamais elle n’ira voir l’homme qu’elle aime pour lui dire qu’elle attend un enfant de lui. Elle rêve pourtant de lui toutes les nuits. Leurs rendez-vous n’ont pas cessé dans l’autre dimension. L’univers lui renvoie des signes partout, où qu’elle aille. Tout autour d’elle lui crie de retourner à lui.
Alors que faire ? Elle prie Dieu de toutes ses forces, trempée par les eaux du Déluge, après avoir songé un instant à se tuer en se noyant…, pour qu’il lui envoie un signe, une issue de secours autre que la mort. Se tuer elle, peu importe, cela ne lui fait pas peur, mais l’enfant qu’elle porte ? L’enfant de l’homme qu’elle aime au-delà de tous les mots possibles ? Au-delà de tous les sentiments existant sur Terre…c’est comme si elle le tuait lui, et cela lui est proprement impossible à envisager.
Soudain passe le père Emile. Un homme au regard sombre. Il est mauvais, se bat souvent, surtout quand il sort de la taverne où il dépense jusqu’au dernier de ses sous. Il vit seul, dans une cabane, au sortir du village.
Madeleine se lève, et se dirige droit vers lui.
« Ce sera mon châtiment », se dit-elle.
Il a une fois essayé de la coincer dans un coin l’année passée, et les remarques immondes fusent lorsqu’elle ne peut éviter de passer à côté de cet homme abject. Les autres aussi l’évitent.
« Je ne vaux pas mieux que lui », pense-t-elle en s’approchant.
Arrivée à sa hauteur, elle lui propose de but en blanc de demander sa main à ses parents. Son regard, d’abord surpris et craintif prend soudain une lueur malsaine, brillant plus fortement qu’à l’accoutumée. Et il la laisse là, sous la pluie, pour se diriger en ligne droite lui aussi vers la masure où Madeleine a grandi.
Les bleus ne quitteront plus jamais son corps, jusqu’à la fin. Elle acceptera sans broncher cette vie de de misère et de rédemption, où la lumière de son âme s’éteindra au fil des jours.
Il lui arrivera même de regretter d’avoir mis au monde son fils, pour qu’il vive une telle vie, à quoi bon ?! Mais ces quelques secondes de doute s’estomperont aussitôt. La seule chose sur laquelle elle ne transigera pas, c’est que jamais l’ordure qui vit avec eux ne touchera à son fils. Elle le tuerait et depuis le jour où il a essayé de lever la main sur lui, il le sait. Pour son enfant, elle accepte tout le reste.
L’amour de sa vie a rapidement changé de paroisse. Elle lui a pardonné et l’aimera toute sa vie, malgré la séparation. Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’il passera le restant de sa vie à souffrir le martyre, dans la culpabilité et la manque atroce d’Elle. Il ne trouvera aucun réconfort en son Dieu, qui l’a abandonné, et seul au monde, il pensera chaque jour et chaque nuit à Elle et à leur enfant qu’il n’aura jamais la chance de voir grandir.
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