Dans notre pays où Freud et Lacan occupent presque tous les rayonnages de psychanalyse, psychologie etc., nous connaissons très mal un grand homme suisse qui selon moi en est tout simplement le plus grand penseur du XXe siècle (sur l’homme, la vie et la société en général): Carl-Gustav Jung.
Voici ici quelques extraits (Edition Buchet/Chastel 1991 ) de son livre écrit au printemps 1956 et brûlant d’actualité au vu des événements politico-sociaux en France. Il nous permet de porter un regard lucide sur notre société périmée et explique dans quelle mesure ce sont des changements très personnels qui permettront de construire une société meilleure.
Dans cet article, ses citations parlent d’elles-même de manière limpide de : L’individu menacé par la société, et dans le suivant de la solution préconisée par Jung: travailler sur l’homme/individu intérieur pour bâtir une société meilleure.
Pp 9-10 Ce qui pourrait encore subsister de réflexion, de compréhension et de perspicacité caché chez l’individu se trouve écrasé par la masse et c’est pourquoi cette dernière mène nécessairement à la tyrannie autoritaire et doctrinaire, dès que l’Etat fondé sur le droit manifeste des signes de faiblesse.
En présence d’une situation donnée, la discussion basée sur des arguments de raison ne demeure possible et n’a de chances d’aboutir que tant que le potentiel émotionnel inhérent à la situation n’a pas dépassé un certain niveau critique. Dès que ce dernier est franchi par la température affective et l’émotivité, les possibilités et l’efficacité de la raison se trouvent anéanties ; s’y substituent des slogans et des désirs chimériques et fumeux ; c’est-à-dire que la raison fait place à une espèce d’état de possession collective qui se propage à la manière d’une épidémie psychique.
P12 Au sein d’une telle masse, ce sont les éléments asociaux qui sont les adaptés.
P 25 26 Il en résulte immanquablement que la responsabilité morale de l’individu est remplacée par la raison d’Etat. A la place d’une différenciation morale et spirituelle de l’individu surgit la prospérité publique et l’augmentation du niveau de vie (…). L’individu se voit privé de plus en plus des décisions morales, de la conduite et de la responsabilité de sa vie ; en contrepartie il sera, en tant qu’unité sociale, régenté, administré, nourri, vêtu, éduqué, logé dans des unités d’habitation confortables et conformes, amusé selon une organisation des loisirs préfabriquée, l’ensemble culminant dans une satisfaction et un bien-être des masses qui constitue le critère idéal. (…) Cette dernière (doctrine d’Etat) n’a que faire des personnalités capables de jugement (…) C’est la raison d’Etat qui doit décider en dernière analyse, en particulier de ce qui doit être enseigné et appris.
P28 L’esclavage et la rébellion sont toujours corrélatifs et l’on ne saurait séparer d’un de l’autre. C’est pourquoi l’appétit et la jalousie du pouvoir, et une méfiance qui va croissant, pénètre tout l’organisme de haut en bas. En outre, une masse engendre automatiquement, par compensation de son caractère chaotique et informe, son « Führer », qui pour ainsi dire obligatoirement, succombe à l’inflation dont son moi ne peut pas ne pas être victime ; l’Histoire ne nous en offre que trop d’exemples.
P29 (…) l’individu disparait de toute façon, c’est le rationalisme de la pensée scientifique qui s’avère être l’un des facteurs principaux de l’agglutination des individus en masse (…) l’homme comme unité sociale a perdu son individualité et s’est transformé en un numéro abstrait de la statistique sociale.
P31 (…) il est déjà sur le chemin de l’esclavage d’Etat et il en est même devenu sans le vouloir le promoteur.
P33 De ce fait, l’individu est de plus en plus ravalé à n’être qu’une fonction de la société (…) En réalité, l’Etat n’est qu’un camouflage qu’utilisent les individus qui le manipulent. De ce fait, la convention originelle de l’Etat légal glisse de plus en plus vers la situation d’une forme de société primitive, en l’occurrence celle du communisme d’une tribu primitive, soumise à l’autocratie d’un chef ou d’une oligarchie.
Pp 35 36 Nous venons de rencontrer la fiction de la puissance étatique qui se magnifie elle-même, et qui n’est à y regarder de près que l’arbitraire des chefs de tribu manipulant l’Etat ; tous les mouvements sociaux et politiques contemporains qui se fondent sur cette fiction visent à la libérer de toute limitation –pourtant bien salutaire et nécessaire-, et s’efforcent dans ce but de neutraliser les religions. C’est qu’en effet, pour transformer l’individu en une fonction d’Etat, il faut tendre à le soustraire de tout autre conditionnement et à toute autre dépendance. Or, appartenir à une religion implique que l’individu accepte une dépendance et se soumette à des données irrationnelles qui ne se rapportent pas directement à des conditions sociales et physiques, mais qui émanent bien davantage du fond et de l’attitude psychique de l’individu.
(…) s’il y a un seul conditionnement, et si aucun autre ne s’oppose au premier, le jugement et la libre décision sont non seulement superflus mais même impossibles.
P48 A l’instar des Eglises, l’Etat aussi exige l’enthousiasme, le sacrifice et l’amour, et si les religions exigent et supposent la crainte de Dieu, l’Etat dictatorial, lui, veille à ce que règne la terreur qui lui est nécessaire.
P49 Le but religieux, libération du mal, réconciliation avec Dieu et récompense dans l’au-delà, se transforme sur le plan étatique en promesses d’ici-bas : libération des soucis du pain quotidien, répartition équitable des biens matériels, bien-être général dans un futur pas trop lointain, réduction des heures de travail. Que l’accomplissement de ces dernières promesses demeure presque aussi nébuleux que le paradis ne constitue qu’une analogie supplémentaire (…)
P50 La religion (…) réapparait (…) dans la déification de l’Etat et du dictateur.
P51 Ce qui importe n’est plus la décision éthique de l’homme, mais le mouvement aveugle de la masse abusée, et le mensonge a été élevé à la dignité de principe fondamental de l’action politique.
P56 Un tel Etat n’a pas de crise sociale ou économique à craindre. Tant que la puissance de l’Etat est sans faille, c’est-à-dire qu’il existe une armée policière bien disciplinée et bien nourrie, une telle forme d’Etat peut maintenir son existence pour une durée indéterminée, et même augmenter sa puissance dans une proportion tout aussi indéterminée.
P65 L’individu se trouve ainsi amputé de sa liberté devant Dieu par les uns, de sa liberté devant l’Etat par les autres, ce qui dans un cas comme dans l’autre creuse sa tombe.
P70 Dans cette réalité, l’homme est l’esclave et la victime des machines qui conquièrent pour lui l’espace et le temps.
P71 (…) sa participation à la fabrique est payée par la perte de la possession de lui-même ; sa liberté de mouvement est échangée contre l’enchaînement au lieu de travail ; il perd tout moyen d’améliorer sa position s’il n’accepte pas de se laisser exploiter par un travail à la chaîne épuisant (…) Certes, avoir un toit et avoir une nourriture quotidienne de bétail ne sont pas des détails insignifiants alors que le minimum vital peut lui être ravi d’un jour à l’autre.
P96 97 Plus les organisations sont puissantes, plus elles entraînent de risque pour la moralité. (…) un individu au sein d’une masse se trouve immanquablement diminué, intellectuellement et moralement.
P103 Chaque fois qu’un tel état social prend des proportions importantes, il prépare les chemins de la tyrannie ; il lui ouvre les portes et la liberté de l’individu se transforme en un esclavage physique et spirituel. La tyrannie étant en soi immorale et prête à tout pour atteindre son but, elle est naturellement plus libre dans le choix de ses moyens qu’un régime qui tient compte de l’individu.
P104 Le grand nombre -c’est-à-dire les masses et leur puissance écrasante-nous est présenté jour après jour par les journaux. L’insignifiance de l’individu se trouve ainsi si clairement démontrée que celui-ci doit perdre tout espoir de se faire entendre où que ce soit et par quelque moyen que ce soit. Les idéaux de liberté, d’égalité, de fraternité, usés jusqu’à la corde, ne lui sont plus d’aucun secours, car il ne peut adresser ses appels qu’à se propres bourreaux, les représentants de la masse.
P112 Si l’homme ne s’est point encore dépouillé de toute conviction religieuse, c’est que l’activité religieuse repose sur une tendance instinctive et appartient par conséquent aux fonctions spécifiquement humaines. Certes on peut lui ravir ses dieux, mais à la seule condition de lui en donner d’autres. Les chefs des Etats « massifiés » n’ont pu empêcher le culte et la divinisation de leur personnalité, et là où de pareilles niaiseries n’ont pu être imposées par la force, ce sont d’autres facteurs qui deviennent obsédants et qui se voient dotés d’une énergie démoniaque, que ce soit l’argent, le travail ou la domination politique.
P 128 La parole est au sens littéral, devenue notre dieu et elle l’est restée (…) Des mots comme « Société », « Etat », se sont chargés d’une telle substance qu’ils sont quasiment personnifiés.
P129 Tout se passe comme si personne n’avait remarqué que l’adoration divine du Verbe, nécessaire à une certaine phase historique du développement de l’esprit, comporte un redoutable revers de médaille. (…) mot qui se transforme en un infernal slogan susceptible et capable de toutes les escroqueries. Avec cette croyance dans le mot naît la puissance de la propagande et l’envoutement de la réclame ; le citoyen est dupé, les maquignonnages politiques, les marchandages et les compromis se nouent en chaîne et l’enflure du mensonge atteint des proportions que le monde n’a jamais connues.
P58 Il se trouve toujours des êtres droits et épris de vérité qui haïssent le mensonge et la tyrannie, mais nous ne saurions préjuger dans quelle mesure ils peuvent avoir une influence déterminante sur la masse sous le régime policier régnant.
p104 Seul peut résister à une masse organisée le sujet qui est tout aussi organisé dans son individualité que l’est une masse.
En article 2, les solutions préconisées par Jung.